Une réunion devait se tenir dans la maison où les "diables étrangers" (autrement dit missionnaires) s'étaient installés dernièrement. Personne n'avait une idée très nette de ce qui se passerait dans cette réunion, mais Mme Lai et sa fille avaient invité leurs voisines à venir chez elles le dimanche après-midi à 3 heures. La plupart d'entre elles avaient décidé de venir -- par curiosité naturellement. Ainsi elles se trouvaient là, assises sur les bancs du vestibule où régnait une délicieuse fraîcheur. Dehors, le soleil dardait sans pitié ses rayons éblouissants, mais ici une douce brise soufflait de la porte d'entrée à la cour intérieure.
Les femmes se tenaient très tranquilles, cherchant à saisir la signification de la nouvelle histoire que leur racontait Mlle Lai. Son chinois était encore très incorrect, et l'histoire était très différente de tout ce qu'elles avaient entendu jusqu'ici. Qui était ce Jésus? Et comment, puisqu'il était mort depuis si longtemps, pouvait-il les aider maintenant? Mais écoutez, à présent la dame parle plus simplement, nous pourrons toutes comprendre ceci.
-- Vous savez, dit Mlle Lai pour illustrer ses paroles, comment on vend parfois une petite fille comme esclave. Quel est alors le chagrin de la mère! combien elle soupire après le retour de sa fille! Elle économise chaque sou dans l'espoir d'arriver une fois à racheter l'enfant. Peut-être un ami lui vient-il en aide. Enfin, quand la somme exigée est complète, avec quelle joie la mère se met-elle en route pour chercher sa fillette! Celle-ci est libre désormais. Eh bien! C'est ainsi que Dieu lui-même nous, a rachetés du pouvoir du diable et du péché. Mais le prix de la rédemption n'a pas été de l'or ou de l'argent. Non, nos âmes sont trop précieuses pour être rachetées par de semblables choses. C'est le sang précieux de Jésus Christ, le Fils de Dieu, qui nous a rachetés. Maintenant nous sommes libres de retourner à notre Père.
Puis on chanta un cantique, et, ce qui parut le plus incompréhensible de tout aux auditrices, une prière fut prononcée. Il y eut ensuite un moment de silence. Mlle Lai se demandait ce que les femmes avaient compris. Sans doute chacune interprétait à sa façon ce qu'elle avait entendu; mais, pour l'une d'elles au moins, l'illustration donnée par Mlle Lai avait apporté un message distinct. En effet, deux de ses filles n'étaient-elles pas des esclaves? Quelque chagrin qu'elle en eût éprouvé, il ne lui était jamais venu à la pensée qu'elles pussent être rachetées. Dès lors elle s'attacha à cette idée. Mais Mlle Lai avait aussi parlé d'aide, et dans l'esprit de Mme Wan, cette aide ne pouvait venir que des étrangers. La notion de Dieu, celle du péché et de la vie future étaient très vagues et n'avaient aucune réalité pour elle, mais elle sentait qu'elle avait besoin de quelque chose. Elle désirait du secours et un Sauveur à cause de sa pauvreté et de l'esclavage de ses filles, mais au lieu de se tourner vers Dieu, elle se tournait vers les étrangers. Et cependant, en y repensant plus tard, Mlle Lai comprit que c'était à partir de ce moment-là que le travail du Seigneur avait commencé dans cette âme.
Dès que la réunion fut terminée, Mme Wan s'approcha de Mlle Lai et se présenta comme une voisine habitant tout près, au coin de la rue. Puis, se hâtant d'en venir au sujet qui la préoccupait, elle ajouta:
-- Oui, mademoiselle, et j'ai deux filles qui ont été vendues comme esclaves il y a plusieurs années. L'aînée est la troisième femme d'un homme riche, et elle est très malheureuse. La plus jeune n'a que douze ans, et je pourrais la racheter, si j'avais l'argent nécessaire pour cela.
L'expression pleine de sympathie de Mlle Lai encouragea la mère à émettre l'idée que la missionnaire pourrait jouer le rôle de l'amie qui aiderait à racheter l'enfant, comme elle l'avait expliqué pendant la réunion.
Un sentiment pénible d'impuissance envahit le coeur de Mlle Lai. Elle aurait volontiers mis la main à sa poche pour donner à Mme Wan la somme nécessaire au rachat de sa fille, mais malheureusement, oui peut-être heureusement, elle ne la possédait pas.
Mme Wan continua en disant que son mari était un chrétien.
-- Vraiment? dit Mlle Lai, surprise, a-t-il été baptisé?
-- Pas encore.
Mme Wan habitait au fond d'une petite cour très sale, une maison sombre et enfumée, avec un plancher de boue et pas de fenêtre. Un cochon, quelques poules et des oies s'y promenaient comme si l'endroit leur appartenait. Un petit garçon de huit ans, nommé Asei, ou Numéro 4, et qui aurait été joli s'il avait été un peu plus propre, suivait sa mère pas à pas, et elle tenait généralement dans ses bras un bébé d'un an, à l'air chétif. L'expression pensive de ce petit être montrait qu'il prenait la vie trop sérieusement. Ses yeux noirs semblaient considérer avec ressentiment la pauvreté et la saleté qui l'entouraient. Sa mère paraissait très insouciante et préférait sans doute le désoeuvrement au confort qu'elle aurait pu obtenir au prix d'un peu de travail.
M. Wan, petit homme maigre et vif, était cuisinier. Il travaillait pour une compagnie de soldats, qui ne lui donnaient qu'un salaire misérable, mais l'autorisaient à emporter tous les restes de leurs repas. Chaque soir il revenait à la maison chargé d'un grand panier de riz, de viande et de légumes, ce qui restait au fond de l'énorme chaudière de la caserne. Ces débris suffisaient généralement à nourrir la famille, y compris le cochon. Tant que les provisions arrivaient ainsi régulièrement, Mme Wan ne se mettait en souci de rien. A n'importe quelle heure du jour on pouvait la voir devant sa porte, bavardant en souriant, son bébé dans les bras.
M. Wan, par contre, était un homme sérieux. Il avait entendu parler du vrai Dieu et du Seigneur Jésus Christ par les catholiques romains, mais comprenait si peu de chose à la nouvelle religion qu'il n'avait pas encore renoncé à ses idoles. Mais maintenant, depuis que, soir après soir, il assistait aux réunions tenues dans la maison des Lai, assis sur le premier banc, les yeux fixés sur le prédicateur, il en saisissait davantage. A la fin une grande lumière se fit dans son esprit. Jésus, le Fils de Dieu, était mort pour lui, Il avait pardonné ses péchés. M. Wan était sauvé.
Un soir, comme la famille Lai venait de se mettre à table, un messager frappa à la porte.
-- M. Lai voudrait-il venir pour aider M. Wan à se débarrasser de ses idoles?
-- Avec le plus grand plaisir, se hâta de répondre M. Lai. Il se rendit immédiatement au logis de M. Wan et bientôt les idoles furent réduites en pièces, sous les regards intéressés des voisins. M. Lai retourna chez lui, tout heureux.
-- Maintenant, dit Mme Lai, il nous faut prier pour eux. Le diable s'acharne toujours sur les gens qui se tournent vers Dieu.
Peu de temps après M. Wan fut baptisé et, à sa demande et à celle de l'enfant lui-même, son petit garçon de huit ans fut baptisé avec lui. Mme Wan ne se sentait pas encore assez sûre d'elle-même pour suivre leur exemple. Elle assistait régulièrement aux réunions, son bébé dans les bras. Presque toutes les femmes faisaient de même, et quelquefois les enfants auraient considérablement troublé la réunion, si Mme Lai n'était pas venue à la rescousse avec un biscuit, rapidement glissé dans la main d'un petit pleurnicheur. Il est inutile de dire que, dans ces conditions, les bébés tenaient autant que leurs mères à assister aux réunions.
Mme Wan ne manquait pas une prédication, elle était une auditrice attentive, qui comprenait tout ce qui se disait. De fait elle savait parfaitement expliquer la doctrine aux autres femmes, lorsque celles-ci étaient embarrassées par le mauvais chinois de Mlle Lai. Mais Mme Wan ne pouvait pas être amenée à reconnaître qu'elle était une pécheresse, et cependant, elle était souvent surprise en flagrant délit de mensonge. Quant à la paresse dans laquelle elle vivait, Mlle Lai doutait d'arriver jamais à lui faire comprendre que c'était mal.
Un jour Mlle Lai se rendit dans la misérable demeure pendant une des rares et courtes vacances accordées à la plus jeune des filles. Celle-ci était esclave depuis âge de huit ans, et avait été tellement maltraitée et obligée de travailler si durement, que maintenant, bien qu'elle eût treize ans, elle en paraissait à peine dix. Quelle pauvre petite créature cela faisait, avec ses vêtements grossiers beaucoup trop grands pour elle! Sa chevelure formait une masse compacte pleine de vermine. L'enfant devait être au service de chacun, et personne ne se souciait d'elle. Mais quelle joie illuminait sa figure en ce moment! Sa mère brossait sa tignasse embrouillée, lavait et raccommodait ses vêtements, pendant qu'elle avait le plaisir d'amuser son petit frère et de se sentir à la maison!
Et combien cela coûterait-il de la racheter? Son maître en demandait cent quarante dollars.
Mme Wan espérait toujours que M. Lai donnerait la somme nécessaire, mais il estimait que ce n'était pas possible, puisque Mme Wan elle-même ne faisait aucun effort pour gagner quelque chose. Et cependant l'enfant avec son expression pathétique, était souvent, si ce n'est toujours, dans la pensée de la mère. Quelquefois elle rêvait d'élever des cochons et de les vendre au moment où le prix du porc serait élevé, avec un énorme profit; mais les temps étaient durs et, quoique beaucoup de cochons aient passé par la maison des Wan, ils n'avaient jamais rapporté plus que le prix du loyer.
Alors la famille se trouva plongée dans une réelle détresse, car les soldats dont M. Wan était le cuisinier furent transférés dans une autre garnison, et il fut obligé de les suivre. Son salaire mensuel devint tout à fait insuffisant pour entretenir sa femme et ses enfants, du moment qu'ils n'auraient plus les restes de riz et de légumes dont ils s'étaient nourris jusqu'alors.
Mme Wan fut donc forcée de se mettre en quête d'un travail. Elle commença par fabriquer la monnaie de papier indispensable en Chine pour les funérailles.
Il ne faut pas un grand art pour cela, puisqu'il ne s'agit que de couper du papier à l'emporte-pièce. Malheureusement le gain est dérisoire et atteint rarement plus de 20 centimes par jour. Mais au bout de quelque temps, au grand soulagement de chacun, M. Wan revint à la maison.
Le bébé avait appris à marcher et à parler. Il avait de grands yeux noirs très vifs et savait se former une opinion personnelle sur n'importe quoi. Il aimait venir aux réunions qui se tenaient dans la maison des Lai, parce qu'à l'arrière-plan il y avait Mme Lai avec ses gâteaux. Il apprenait à chanter "Jésus m'aime" avec les autres enfants. Mais les services qui se tenaient dans le local officiel lui paraissaient très ennuyeux. Pas de gâteaux, et une sévérité, exagérée selon lui, au sujet de l'ordre et du silence! Aussi un jour se laissa-t-il glisser des genoux de sa mère, et retourna-t-il tout seul à la maison le long des rues étroites. Cette aventure amusa beaucoup Mme Wan.
A la fin de l'été, le petit garçon fut pris d'une forte fièvre. On pensa qu'il ne s'agissait que de la malaria, et on lui donna de la quinine. Mais la fièvre ne voulait pas céder. Cependant, comme il n'avait pas d'autre symptôme alarmant, le médecin continua le même traitement. L'enfant devenait de plus en plus maigre, et l'inquiétude de sa mère augmentait.
Un jour Mlle Lai vint le voir. Le bébé était sur les genoux de sa mère, la tête appuyée contre son épaule, mais il sourit lorsque la visiteuse entra et retint un de ses doigts dans sa petite main pendant qu'elle s'entretenait avec Mme Wan.
-- Mlle Lai me donnera un gâteau, murmura-t-il.
En les quittant, Mlle Lai fit une autre visite et, à son retour, vingt minutes plus tard à peine, elle jeta un coup d'oeil en passant dans la maison des Wan. Quelle douloureuse surprise quand Mme Wan l'accueillit par ces mots:
-- Mon bébé se meurt!
En effet, les beaux yeux noirs se voilaient et les petits membres se raidissaient.
-- Oh! mon enfant, mon enfant! gémissait la pauvre mère.
Les voisines accouraient.
-- Ne le laissez pas mourir dans la maison! dit la propriétaire d'un ton impérieux. (Cela aurait attiré le malheur sur l'immeuble). La pauvre mère dut l'emporter dans la cour, et c'est là qu'il rendit le dernier soupir.
Quel désespoir pour la pauvre Mme Wan! Pendant longtemps elle fut inconsolable, mais elle recherchait la présence de Mlle Lai qui avait assisté à la mort du petit. Celle-ci chercha à lui expliquer que son bébé était auprès du bon Berger qui "par son bras rassemble les agneaux et les porte dans son sein". Elle la supplia de mettre toute sa confiance dans le Sauveur, de confesser ses péchés et de changer sa manière de vivre. Mme Wan paraissait d'accord, mais cet hiver-là ses voies furent plus tortueuses que jamais. Ses voisins païens eux-mêmes méprisaient sa façon d'agir.
Mlle Lai était tentée de l'abandonner à elle-même pour un temps, mais elle était obligée de passer devant sa porte deux fois par jour en se rendant à l'école, et Mme Wan se trouvait toujours sur le seuil, oisive comme de coutume et très disposé à bavarder.
-- Entrez, dit-elle un jour d'un ton mystérieux. J'ai quelque chose à vous dire. J'ai eu une terrible frayeur la nuit dernière.
-- Vraiment? Que s'est-il passé?
-- J'étais assise ici sur ma chaise avant d'aller au lit, et la lampe était là, éclairant à peine, quand j'ai vu un grand diable noir s'avancer vers moi; il a mis ses bras autour de moi et a cherché à m'entraîner. J'étais si effrayée que j'en avais des sueurs froides et que mes cheveux se hérissaient sur ma tête. J'ai appelé Asei, mais il m'a seulement répondu:
-- Je n'ai pas peur, maman, et je ne vois point de diable.
Mais il a pourtant prié, puis il a chanté: "Seul le sang de Jésus", et pendant qu'il chantait, le diable est parti.
-- Oui, dit Mlle Lai, parce que seul le sang de Jésus peut nous délivrer de la puissance des démons. Si vous ne vous repentez pas de vos mensonges et de vos tromperies, Satan s'emparera réellement de vous.
Mme Wan était trop impressionnée par son expérience de la nuit précédente pour se justifier comme elle le faisait d'habitude; mais une voisine qui venait d'entrer et qui considérait évidemment toute l'affaire comme une bonne plaisanterie, s'empressa de prendre la parole:
-- Moi, j'adore le diable, et ainsi il me fait toujours du bien, dit-elle
-- Attendez la fin de votre vie, et alors vous verrez le résultat, répondit sèchement Mlle Lai.
De quelque façon qu'on puisse considérer cette apparition du diable, il est certain qu'elle produisit une grande impression sur Mme Wan, qui ne douta jamais de la réalité de ce qu'elle avait vu. Les Chinois n'ont pas besoin qu'on les convainque de l'existence du diable, car c'est une de leurs plus fermes croyances. Cette apparition, survenant ainsi lorsque Mme Wan se livrait à ses plus mauvais penchants, éveilla sa conscience. D'autres circonstances survinrent qui approfondirent le travail.
Un jour elle fut atteinte du choléra. Ses voisines vinrent la soigner, et une vieille femme lui brûla les mains et les pieds avec un fer chaud, traitement généralement adopté en pareil cas. Les violentes douleurs cessèrent, mais elle tomba dans une sorte de coma, et ses membres devinrent glacés. Pendant ce temps son pauvre mari qui lui était très attaché, pleurait et priait à côté d'elle.
Plus tard elle raconta ses impressions à Mlle Lai en ces termes:
-- J'étais réellement en train de mourir, et mon âme était déjà à dix pieds de mon corps, mais lorsque j'ai entendu mon mari pleurer sur moi, je suis revenue.
Elle réalisait qu'elle avait été épargnée en réponse aux prières de son mari, et elle en éprouvait une impression très solennelle. Lui, de son côté, avait une foi très réelle, et, lorsqu'il était à la maison, il priait chaque jour avec sa famille. C'était pendant ses absences que Mme Wan se livrait à ses procédés malhonnêtes pour obtenir de l'argent sans travailler.
Mais bientôt survint une autre difficulté. Sa fille aînée qui était la troisième femme d'un riche marchand de la ville venait d'avoir un bébé. C'était une jolie femme de dix-huit ans et son mari lui témoignait de l'affection, ce qui excitait la haine jalouse de la première femme. Malheureusement le bébé était une petite fille. Tant que le mari fut là, la méchante femme n'osa pas toucher à l'enfant, mais il s'absenta au bout de quelques semaines, au moment où le coeur de la jeune mère s'attachait de plus en plus à sa fillette. Alors la cruelle femme lui enleva son bébé et le noya délibérément.
La pauvre jeune femme n'osa pas résister, mais resta comme atterrée par le chagrin. Lorsque Mme Wan apprit ce qui s'était passé, la douleur de sa fille et la pensée que sa situation était sans espoir parurent l'écraser aussi. Elle se mit alors à penser davantage à sa seconde fille. Celle-ci allait bientôt avoir seize ans, on la marierait, probablement dans les mêmes conditions que sa soeur, et un sort tout aussi cruel lui était sans doute réservé.
Mme Wan était désolée et, dans son désespoir, elle forma un projet qui lui parut admirable. Son principal talent était d'élever des cochons; et elle décida de s'adonner à cette occupation avec plus de zèle que jamais. Sa propriétaire lui prêta une somme suffisante à l'achat de deux petits porcs. A ce moment M. Wan travaillait dans la ville et rapportait à la maison assez de résidus de toutes sortes pour nourrir ces animaux.
Au commencement les gorets prospérèrent admirablement. Les cochons boivent beaucoup et Mme Wan eut fort à faire pour leur puiser une quantité d'eau suffisante, mais elle ne se plaignait pas. Ils ont aussi besoin de verdure et Mme Wan allait patauger dans des étangs boueux pour leur procurer certaines feuilles vertes dont Ils étaient très friands. Bientôt elle put acheter un troisième porcelet. Les provisions de riz et légumes que M. Wan rapportait de la caserne suffisaient à peine pour une si nombreuse famille, mais si quelqu'un devait se priver de nourriture, ce n'était toujours pas les porcs. Mme Wan allait mendier à ses amis et voisins des débris de légumes et l'eau dans laquelle Ils lavaient leur riz. Cela l'obligeait souvent à rapporter de lourdes charges, mais elle ne se plaignait pas. De fait elle était occupée toute la journée à puiser de l'eau, couper des légumes, et chercher de la nourriture pour ses cochons. Et précisément à ce moment elle entendit parler d'un bébé sans mère qu'elle se hâta d'adopter. Au milieu de tout son travail, elle lui accorda les plus tendres soins.
Les porcs faisaient certainement honneur à leur maîtresse. L'un d'eux en particulier devint si énorme qu'il excita l'envie de tous les voisins. "Quand le vendrez-vous?" demandait-on constamment à Mme Wan. Mais elle répondait toujours qu'il n'était pas encore assez gros. Elle surveillait ses bêtes avec sollicitude et demanda même à Mlle Lai de prier pour elles.
Pendant ce temps le prix de la petite fille était monté à 160 dollars, mais elle travaillait tant qu'elle maigrissait, et son maître craignait qu'elle ne finît par mourir et lui fit perdre ses gains; aussi envisageait-il plus volontiers la possibilité de se débarrasser d'elle.
La grande question était de savoir si les pores rapporteraient assez pour racheter l'enfant. Mme Wan pensait qu'elle en tirerait une centaine de dollars, mais il en fallait 160. Elle regrettait d'être obligée de vendre les deux plus petits avant qu'ils aient atteint les gigantesques proportions de leur frère aîné. Mais sa fille s'excitait tant à l'idée d'être rachetée qu'elle en devenait presque malade.
La propriétaire vint à la rescousse en prêtant 50 dollars sur la sécurité du bébé -- une sorte d'hypothèque. Les cochons furent vendus et rapportèrent plus même que n'avait espéré Mme Wan.
Enfin arriva l'heureux jour où M. Wan emporta 160 dollars en pièces d'argent chez le maître de sa fille. La rançon fut payée. Le coeur de l'enfant était plein à déborder tandis qu'elle suivait son père et franchissait avec lui le seuil de la maison où elle avait connu les horreurs de l'esclavage. Elle était libre! Combien belle lui parut la modeste demeure qui serait son chez-elle désormais. Vous pouvez vous représenter ce que fut le revoir entre la mère et la fille, celle qui avait travaillé si longtemps et celle qui avait attendu patiemment la délivrance. Bien vite l'enfant sut prendre sa place de fille de la maison, et sa mère la suivait d'un regard ravi tandis qu'elle préparait le repas ou s'occupait du bébé!
Un grand changement s'était fait peu à peu en Mme Wan. Peut-être depuis le rachat de sa fille comprenait-elle mieux la grande rançon qui avait été payée pour sa propre âme. En tout cas il est certain qu'une transformation s'était opérée en elle. Elle était incapable d'expliquer ses sentiments, mais elle alla trouver Mlle Lai et lui dit très humblement et sérieusement qu'elle désirait être baptisée. Mlle Lai comprit alors que s'il y avait de la joie dans la petite maison à cause du rachat de l'enfant, il y en avait encore bien davantage devant les anges de Dieu pour la pécheresse qui s'était repentie; et de son coeur reconnaissant montèrent des actions de grâces vers le Dieu qui fait des merveilles.